22/08/2020 Texte

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Cessez-le-feu en Libye : "S'il y a accord, c'est la Russie qui en fera les frais"

Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes, décrypte la nature de l'accord entre autorités rivales qui doit mener à des élections.

La Libye sur la voie de l'apaisement ? Une avancée - inédite depuis le basculement du pays dans le chaos en 2011 - s'est en tout cas produite vendredi : les deux parties qui se disputent le pouvoir ont annoncé un cessez-le-feu et des élections à venir. D'un côté, le Gouvernement d'union nationale (GNA) de Fayez al-Sarraj basé à Tripoli (ouest) et reconnu par l'ONU, de l'autre un pouvoir incarné par Khalifa Haftar, homme fort de l'Est soutenu par une partie du Parlement élu et son président, Aguila Saleh. 
Le premier est soutenu par la Turquie, qui a déployé des militaires sur place, le second par l'Egypte voisine, les Emirats arabes unis et la Russie. Antoine Basbous, politologue, directeur de l'Observatoire des pays arabes et auteur du Tsunami arabe (éd. Fayard), décrypte pour L'Express la nature de cet accord entre autorités rivales. 

L'Express. La fin du conflit en Libye est-elle imaginable ? 

Antoine Basbous. C'est un peu prématuré de l'annoncer, mais la Libye est en bonne voie, elle a franchi une étape majeure. Il y a une conjoncture nationale qui a rendu cet accord possible. Le pays est à l'arrêt, il n'y a plus d'exportations, des finances à sec. L'organisation de la vie courante est devenue oppressante. L'approvisionnement en électricité et en eau est de plus en plus difficile, et même en essence dans le premier pays producteur et exportateur de pétrole d'Afrique du Nord. Il fallait trouver une solution.

Mais le diable se niche dans les détails, et il en reste plusieurs à régler, comme la démilitarisation de Syrte (nord). Dans l'esprit de l'accord, les forces de police de l'est et de l'ouest prennent en charge la transition. Dans les faits, j'ose demander qui va commander ? Aguila Saleh demande de faire de Syrte le coeur du pouvoir au centre géographique du pays, c'est-à-dire ni Benghazi, ni Tripoli. Mais il y a tous ceux qui n'ont pas envie de cette solution. Viendra ensuite la question de la répartition des recettes permises par la reprise des exportations : l'argent ira sur un compte et restera bloqué le temps qu'un accord politique soit trouvé sur le sujet. Vu les difficultés financières du pays, cet argent frais disponible les incitera à des avancées rapides et à des concessions durant le temps de négociations.

Comment les puissances étrangères ont-elles influé sur cet accord ?

Sur le plan international, le changement est venu de l'arrivée des Russes et des Turcs, et d'un risque d'union. La Turquie avait le choix de s'allier à nouveau avec les Russes comme en Syrie, mais Erdogan a préféré désamorcer les risques d'un conflit en Libye en conservant quand même le contrôle de la capitale et des finances, par son soutien au GNA. Si Donald Trump ne sait sans doute pas où se trouve la Libye, le département d'Etat, le Pentagone et les renseignements américains ont eux réagi à l'installation des Russes, venus prendre pied sur la rive sud de la Méditerranée avec leur puissance militaire. L'ambassadeur de Washington, flanqué du général Stephen Townsend, commandant de la force américaine en Afrique, a fait le tour des belligérants pour obtenir cet accord.

Tous les protagonistes y trouvent-ils leur compte ?

La solution sauve la face de tout le monde, sauf pour deux acteurs. Le maréchal Khalifa Haftar, qui a régné sur l'Est et une partie du Sud, se retrouve sous les ordres d'Aguila Saleh, le président du Parlement, sans avoir voix au chapitre. Il est discrédité, puisqu'il a perdu la guerre, après avoir campé pendant treize mois aux abords de Tripoli sans pouvoir pénétrer la capitale. S'il reste en place, c'est déjà beaucoup, et si on lui propose une solution décente, il n'aura pas le choix, il acceptera. Il n'a pas encore réagi à l'annonce de l'accord, mais ses parrains internationaux l'ont abandonné, l'obligeant à rentrer dans le rang et laisser la place de chef à l'Est au président du Parlement.

L'autre perdant, c'est la Russie, qui fait silence radio également pour l'instant. Elle s'est mêlée à la crise pour s'installer en Méditerranée, sur les marches de l'Afrique du Nord, et a acheminé pour cela beaucoup de matériel militaire vers la base aérienne d'al-Joufra (tenue par l'armée nationale libyenne de Haftar, NDLR) et de mercenaires un peu partout dans le pays. La Russie se préparait pour une installation durable, mais s'il y a accord entre les Libyens, c'est elle qui en fera les frais, puisque sa présence ne sera plus tolérée.

Propos recueillis par Olivier Philippe-Viela.  (L'Express)

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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