14/09/2020 Texte

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La cause palestinienne enterrée par les «accords d’Abraham»

Cette entente entre Israël et les Emirats arabes unis, qui doit être signée mardi sous l'égide de Donald Trump, modifie profondément l'équilibre diplomatique au Proche Orient sans pour autant garantir une protection face à une menace iranienne.

Tribune. Qu’il est loin, le temps où le sommet arabe de Khartoum proclamait ses trois «non» à Israël, au lendemain de la défaite de 1967 : «Non à la paix, non à la reconnaissance, non à la négociation.» Dix ans plus tard, quand le président égyptien, Anouar el-Sadate, se rend à Jérusalem puis signe les accords de paix de Camp David, la Ligue des Etats arabes a exclu l’Egypte et déplacé son siège à Tunis. Aujourd’hui, cette même Ligue a rejeté la demande de l’Autorité palestinienne (AP) de réunir un sommet arabe pour condamner la paix annoncée entre Israël et les Emirats arabes unis (EAU).

L’abandon de la cause palestinienne par les régimes arabes a commencé au lendemain du 11 septembre 2001. Les Etats arabes qui avaient sanctuarisé cette cause l’ont brutalement sacrifiée pour défendre leurs propres régimes, accusés par Washington de collusion ou de faiblesse à l’égard du terrorisme islamique. Cette tendance s’est accentuée après l’apparition des tsunamis arabes, puis de Daech qui a supplanté Al-Qaeda, tout comme l’aggravation de la menace iranienne.

Briser le mur du refus arabe

Aussitôt après leur indépendance, les régimes arabes se sont enlisés dans des querelles domestiques et de voisinage, alors qu’Israël a entamé l’édification d’un Etat puissant militairement et économiquement, en cultivant ses protections stratégiques non seulement à Washington mais aussi en Europe et en Asie, en passant par Moscou. Aujourd’hui, les Etats arabes défaillants sont entièrement dominés par trois puissances régionales non-arabes : l’Iran, Israël et la Turquie néo-ottomane. Et c’est dans ce contexte d’affaissement que les «accords d’Abraham» ont été annoncés par un Donald Trump en quête d’un premier succès diplomatique pour couronner son mandat à la Maison Blanche, alors que les sondages lui sont défavorables depuis la crise du Covid-19 et ses retombées sur l’économie.

De son côté, Benyamin Nétanyahou poursuit inlassablement l’œuvre de ses prédécesseurs pour briser le mur du refus arabe. Après les «alliances de revers» conçues à la création d’Israël en se rapprochant de l’Iran du Shah, de l’Ethiopie et de la Turquie, le temps était venu pour signer des traités de «paix froide» avec l’Egypte (1978), l’Autorité palestinienne (1993) puis la Jordanie (1994).

Cette fois, la «paix chaude» avec les Emirats arabes unis, suivis par le royaume de Bahreïn, a précédé dans la discrétion la signature des accords qui devraient ouvrir la voie à une coopération bilatérale intense. En effet, les Emirats n’ont jamais participé au conflit israélo-arabe. Leur fondateur, Zayed ben Sultan Al Nahyane, était préoccupé par l’édification de son jeune Etat en refusant de prendre part aux conflits régionaux qu’il tentait d’éteindre. Son fils et homme fort des EAU, Mohamed Ben Zayed (MBZ), mène une politique offensive avec une vision très centrée sur la lutte contre l’islamisme politique, incarné par les Frères musulmans, alors qu’il promeut le salafisme pieux dont les fidèles sont théoriquement de fervents soutiens aux autorités politiques en place.

Alliance de substitution

Ayant édifié une «petite Sparte» dans le Golfe, MBZ est conscient qu’il ne peut pas faire le poids face à l’Iran, ses 85 millions d’habitants et les «archipels chiites» qu’il a mis en place. Téhéran a déjà étendu son hégémonie sur le Croissant chiite, de la Caspienne à la Méditerranée, tout en animant la rébellion Houthie au Yémen pour déstabiliser à moindre coût les monarchies arabes du Golfe. Aussi, le Hezbollah, son bras armé en Méditerranée, contrôle le Liban et dispose de quelque 150 000 missiles capables de toucher tout le territoire d’Israël.

Cette percée géopolitique israélo-arabe débouche sur une nouvelle donne au Moyen Orient et sur une large reconnaissance d’Israël. Des éventuels référendums populaires confirmeraient-ils le choix des régimes ? Pas certain. Désormais, les Etats arabes – tous en contact plus ou moins avoué avec Israël, à l’exception du Koweït et de l’Algérie – vont pouvoir officialiser leur relation cachée. L’Arabie Saoudite, qui refuse le survol de son territoire aux avions du Qatar, accorde son autorisation à ceux, israéliens, d’El-Al. Sans doute, nous allons assister rapidement à la signature d’un accord de paix entre Israël et le pays qui abrite La Mecque.

Toutefois, le doute existe sur les bénéfices sécuritaires qu’en tireraient les monarchies arabes, au moment où les Etats-Unis se désengagent du Moyen Orient et que Téhéran – bien que sous sanctions – rappelle à ses voisins la vulnérabilité de leurs gratte-ciel et de leurs infrastructures vitales situées à quelque 100 km de ses côtes. Si les Emirats et Bahreïn cherchent une alliance de substitution pour compenser le repli américain, l’Etat hébreu, dont les capacités militaires et l’influence à Washington sont connues, peut-il prendre la relève des Etats-Unis dans le Golfe ? L’interrogation sur la crédibilité de la dissuasion israélienne est d’autant plus légitime que l’Etat hébreu a essuyé un revers lors de la «guerre des trente-trois jours» avec le Hezbollah, en 2006 ? En effet, si la dissuasion n’a pas agi face à un acteur non-étatique stationné aux portes d’Israël, comment peut-elle constituer la panacée pour les monarchies arabes confrontées à la menace iranienne, à 2 150 km de l’Etat hébreu ?

Par Antoine Basbous, politologue, directeur de l’Observatoire des pays arabes.
(Libération)


 



 

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