07/02/2022 Texte

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Tunisie : Kaïs Saïed continue de démanteler les contre-pouvoirs

Le président tunisien a annoncé la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, l'accusant de corruption et de ralentir des enquêtes. Six mois après son coup de force constitutionnel, il neutralise ainsi l'une des dernières institutions qui lui échappait.

Au nom de la lutte contre la corruption, Kaïs Saïed abolit toujours plus de contre-pouvoirs. Le président tunisien a annoncé, dans la nuit de samedi à dimanche, la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), une instance indépendante créée en 2016 pour nommer les juges.

« Le CSM appartient au passé », a déclaré Kaïs Saïed, en conflit depuis des mois avec l'institution qu'il estime corrompue et qu'il accuse d'avoir ralenti des enquêtes, notamment celles sur les assassinats de deux figures de la gauche tunisienne en 2013.

La date de cette annonce n'a en effet pas été choisie au hasard : le 6 février marquait le neuvième anniversaire de l'assassinat de Chokri Belaïd, suivi six mois plus tard de celui de Mohamed Brahmi. Deux crimes qui ont ébranlé la Tunisie et dont les auteurs sont restés impunis. « Kaïs Saïed utilise de vrais prétextes - l'enquête sur ces assassinats et le fait que des magistrats ont instrumentalisé la justice à des fins politiques - pour appliquer des solutions douteuses, constate Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes. Au lieu de réformer les institutions, il en récupère les prérogatives. »

Joignant le geste à la parole, l'exécutif a fait encercler, lundi, le siège du CSM par la police afin d'empêcher ses membres d'y pénétrer. Car l'instance elle-même conteste sa dissolution et dénonce «une atteinte à la Constitution et aux garanties d'indépendance de la justice». Son président, Youssef Bouzakher, assure qu'elle continuera à siéger.

L'UE préoccupée

Kaïs Saïed, ancien professeur de droit constitutionnel, met ainsi à terre l'une des dernières institutions qui lui échappait. Après avoir bloqué la création d'une Cour constitutionnelle en avril 2021, il a, à l'été, démis le Premier ministre et gelé l'activité du Parlement, qu'il estimait paralysé par les querelles politiques, s' arrogeant de facto les pleins pouvoirs. En septembre, il faisait inscrire dans la loi qu'il gouvernerait par décret et suspendait des pans de la Constitution. Un gouvernement a certes été formé en octobre, mais il est constitué de personnalités dociles.

Rien ne semble plus empêcher le président tunisien d'exercer son pouvoir en solitaire. Il a beau avoir annoncé pour la fin d'année un référendum pour réformer la Constitution et des élections législatives dans un an, sa dérive autocratique semble installée. « Il détricote l'ancien régime, mais on ne voit pas les prémices de celui qu'il veut créer », souligne Antoine Basbous, si ce n'est une démocratie directe sur le modèle de la « Jamahiriya » du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.

Pour l'heure, la dissolution du CSM inquiète surtout l'élite intellectuelle tunisienne. Elle ne devrait pas non plus rassurer les bailleurs de fonds, dont la Tunisie a grand besoin pour éviter un défaut de paiement. L'Union européenne s'est dit lundi « préoccupée » par la décision de Kaïs Saïed et a rappelé « l'importance de la séparation des pouvoirs et de l'indépendance judiciaire en tant qu'éléments clés pour la démocratie, la stabilité et la prospérité du pays ».

Sophie Amsili (Les Echos)

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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