12/05/2022 Texte

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Turquie : l'Europe doit-elle se passer d'Erdogan ?

Alors que la Turquie est en pleine crise économique, et après des années de gouvernance cadenassée et autoritaire, le président Recep Tayyip Erdogan est en train de faire feu de tout bois pour assurer sa réélection l'année prochaine.

Quel sultan sur les rivages du Bosphore sied au mieux aux intérêts de l'Europe en 2023 : un Erdogan sûr de lui, expansionniste, arrogant , capable de chantage aux immigrés face à l'Europe et de toutes les contorsions pour se maintenir au pouvoir, ou bien est-il souhaitable de voir le peuple turc opter pour du sang neuf en ouvrant une nouvelle page avec l'Union, plus apaisée et moins clivante que le souvenir de l'héritage laissé par le reis ?

En effet, rares sont les chefs d'Etat qui soient capables de se renier sans sourciller, en un laps de temps record. Sous la pression de la crise économique et monétaire qui ravage son pays, et à un an de l'élection présidentielle, Recep Tayyip Erdogan vient de faire une telle volte-face.

Revirement diplomatique décomplexé

Pour renflouer son économie, il a révisé sa posture agressive face à Paris et Bruxelles et engagé une réconciliation avec ses ennemis d'hier richement dotés dans la région : les Emirats arabes unis, qu'il avait pourtant accusés d'avoir soutenu le putsch manqué de 2016 ; Israël, dont il a reçu le président alors qu'il condamnait l'Etat hébreu sans appel pour sa répression des Palestiniens ; et l'Arabie, où il s'est rendu après avoir accusé son prince héritier, Mohamed ben Salman, d'avoir commandité l'assassinat du journaliste Jamal Khashoggi à Istanbul.

Au préalable, il avait fait classer l'enquête sur ce sujet et l'a renvoyée à la justice saoudienne. Pour parachever sa réconciliation avec les Arabes « contre-révolutionnaires » qui ont fait avorter les Tsunamis de 2011, Erdogan s'est même dit prêt à se rendre au Caire pour rencontrer son homologue Abdelfattah al-Sissi, et à renouer avec le Syrien Assad.

Le revirement décomplexé d'Erdogan solde l'échec des printemps arabes qu'il avait soutenus, et la faillite des Frères musulmans qu'il avait sponsorisés puis hébergés avec leur branche armée et leurs djihadistes.

Indicateurs économiques dans le rouge

Il est le fruit de l'impasse économique dans laquelle se trouve une Turquie en pleine descente en enfer : une inflation estimée entre 70% et 157% selon les sources, une livre en chute libre, des réserves de change qui fondent comme neige au soleil, des touristes qui se font rares depuis l'invasion de l'Ukraine, le renchérissement des hydrocarbures et des céréales… Tous les indicateurs économiques sont dans le rouge, sauf pour les exportations.

En réalité, le président turc fait feu de tout bois pour assurer sa réélection. Il se montre souple, jette ses rancoeurs aux orties et manoeuvre sur tous les continents. Il soutient l'Ukraine sans rompre avec la Russie et rêve que la paix entre les deux belligérants soit un jour signée sous ses auspices en Turquie.

Toutefois, il ne sera pas facile au reis d'atteindre ses objectifs. L'Europe est déjà vaccinée. Ankara et Abou Dhabi étant aux antipodes sur le plan idéologique, cette dernière cherchera moins à lancer une bouée de sauvetage électorale au reis qu'à investir dans les fleurons de son industrie proposés au rabais.

Nouvelle épreuve pour le sultan

Riyad a, quant à elle, marqué sa distance en indiquant qu'il avait été reçu « à sa demande » pour le petit pèlerinage à La Mecque. Et le président égyptien, beaucoup plus rigide, ne veut entreprendre aucun geste qui contribuerait à la réélection du sultan. Et pour le recevoir au Caire, il a émis des conditions qui assimilent le déplacement à la visite de Canossa.

Après une gouvernance de plus en plus autoritaire et cadenassée de presque 20 ans et malgré sa capacité de rebond et son art consommé de la manoeuvre tactique, une nouvelle épreuve se profile pour le sultan. L'année du centenaire de l'instauration de la république par Atatürk sera un rendez-vous capital pour un reis frappé par l'usure du pouvoir.

L'économie sera le premier facteur qui fera décider le peuple turc. Et cet ingrédient ne dépend pas seulement de l'habilité du reis mais aussi de l'environnement international qui se détériore. Pour l'harmonie des relations euro-turques, n'est-il pas préférable que les électeurs optent pour du sang neuf?

Par Antoine Basbous, fondateur et directeur de l'Observatoire des pays arabes (Les Echos)

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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