04/08/2023 Texte

pays

<< RETOUR

Explosions du port de Beyrouth : trois ans plus tard, où en est l’enquête ?

Trois ans après la double explosion du port de Beyrouth au Liban, qui avait fait plus de 200 morts le 4 août 2020, pourquoi l’enquête n’avance-t-elle pas ? Explications.

Une explosion dévastatrice en plein cœur de la capitale libanaise, plus de 200 morts et 6 500 blessés, 300.000 personnes déplacées… Le 4 août 2020 survenait à Beyrouth une double explosion dans un entrepôt où étaient stockées des milliers de tonnes de nitrate d’ammonium, dont le pays peine encore à se relever.

En témoigne l’enlisement de l’enquête, toujours au point mort, qui n’en finit pas de cristalliser les tensions au sein de la société libanaise. D’un côté, les familles des victimes continuent de crier leur colère, comme en mars dernier, en brandissant des photos de leurs proches devant le tribunal sous le slogan « Libérez l’enquête ». De l’autre, les juges font face aux pressions des hommes politiques, sous l’ombre d’un Hezbollah omniprésent « qui contrôle le système », souligne le politologue et directeur de l’Observatoire des Pays arabes Antoine Basbous. A tel point que l’enquête a viré à la bataille politique.

Où en est l’enquête ?

Rembobinons. Au départ, l’enquête avait été attribuée au juge Fadi Sawan, connu pour son honnêteté, son intégrité et son indépendance vis-à-vis des politiques. Mais ce dernier a été révoqué en février 2021 par le tribunal libanais après avoir inculpé le Premier ministre démissionnaire et trois ex-ministres pour négligences : Ghazi Zeaiter, Ali Hassan Khalil et Youssef Fenianos, tous membres du mouvement Amal (l’une des plus importantes milices musulmanes durant la guerre civile), allié du Hezbollah, véritable maître du jeu politique libanais. Pour Antoine Basbous, il est clair que « le Hezbollah ne veut pas que l’on fouille dans cette affaire » estimant aussi que les ministres qui ont été en charge de l’affaire font « soit parti du Hezbollah, soit en sont des alliés ».

Pendant un peu plus d’un an, de décembre 2021 à janvier 2023, l’enquête a été suspendue à une quarantaine de recours en récusation du juge Tarek Bitar, le second à être en charge de l’affaire, par des responsables politiques qui contestent son droit à les interroger. Le 23 janvier 2023, après treize mois de suspensionet à à la surprise générale, le juge Tarek Bitar décide de relancer les investigations. Il inculpe deux hauts responsables de la sécurité, le directeur de la Sûreté générale et proche du Hezbollah, Abbas Ibrahim, et le chef de la Sûreté d’Etat, Tony Saliba pour « potentielle intention d’homicide ». Ils sont soupçonnés, comme d’autres responsables politiques et de la sécurité, d’avoir été au courant de la présence du nitrate d’ammonium, mais de n’avoir pris aucune mesure. « Le dépôt de nitrate d’ammonium était partagé entre le Hezbollah et le régime syrien de Bachar al-Assad », retrace Antoine Basbous. Par ailleurs, la quantité reçue initialement dans le port de Beyrouth était plus importante que celle qui a explosé, ce qui laisse le spécialiste penser « que le reste du nitrate a été utilisé en Syrie ».

Le lendemain, le juge Bitar inculpe le procureur général près la Cour de Cassation Ghassan Oueidate, ainsi que trois autres magistrats. Mais le parquet rejette toutes ces décisions, lui signifiant qu’il ne peut pas reprendre son enquête. En retour, le procureur Oueidate, qui s’était mis en retrait de l’enquête en raison de ses liens familiaux avec un des accusés, l’inculpe pour « rébellion contre la justice » et « usurpation de pouvoir » et libère dans la foulée dix-sept personnes détenues.

Depuis qu’il est juge de l’affaire, Tarek Bitar subit de nombreuses pressions et tentatives d’intimidation de la part de la classe politique qui veut « se protéger et éviter que l’on puisse découvrir ce qu’il s’est véritablement passé », confirme le chercheur franco-libanais Ziad Majed. En octobre 2021, une manifestation armée du Hezbollah et du mouvement Amal avait même été organisée contre lui. Un rassemblement qui a tourné à l’affrontement urbain contre les forces libanaises, faisant 6 morts et 32 blessés.

Pourquoi l’enquête n’avance pas

Désormais, un litige oppose le procureur général Ghassan Oueidate et le juge Tarek Bitar, bloquant l’avancée de l’enquête. « Nous avons appris le retour du juge Bitar par la presse. Puisqu’il considère le parquet comme inexistant, nous le considérons aussi comme inexistant » affirmait Ghassan Oueidate à l’AFP en janvier dernier. « Ghassan Oueidate bloque l’enquête car il fait partie du système et à des choses à se reprocher, tandis que Tarek Bitar n’a pas mesuré le rapport de force » décrypte Antoine Basbous.

Les mains liées, le juge Bitar ne peut pas prononcer d’actes d’accusation tant que l’enquête n’est pas achevée. Et même dans l’hypothèse où il voudrait passer en force, la loi l’oblige à présenter ses actes d’accusation à la Cour de Justice avant de les soumettre pour avis au parquet de Cassation, dont Oueidate est le patron. Inextricable.

Et le conflit entre les deux hommes n’est pas près de s’achever. En juin, le président du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM), Souheil Abboud, a désigné le premier président de la cour d’appel Habib Rizkallah pour se pencher sur ce litige. Mais à ce jour, le magistrat n’a ni convoqué Tarek Bitar ni rendu de décision.

Au-delà des querelles judiciaires, le vrai problème demeure la culture de l’impunité, « véritable cancer du pays », estime Ziad Majed. Depuis des décennies, aucune enquête sur des dossiers de corruption ou d’assassinats politiques n’a réussi à avancer, ni même à aboutir, en raison de « l’absence d’un Etat de droit capable de gérer les questions politiques, économiques et sécuritaires », souligne le chercheur.

Par ailleurs, le port de Beyrouth est un espace où la corruption était généralisée et pratiquée par la quasi-totalité des partis politiques. Et donc, la majorité des personnes mises en cause sont des responsables sécuritaires ou politiques comme d’anciens ministres. Pour Ziad Majed, l’enquête doit permettre de déterminer « quelle est la part de la mauvaise gestion, de la corruption, de l’inattention et de l’irresponsabilité » dans ce qu’il qualifie comme « l’un des crimes les plus marquants » depuis le conflit israélo-libanais de 2006.

L’enquête peut-elle aboutir ?

Dès lors que le litige entre le juge Tarek Bitar et le procureur général Ghassan Oueidate n’est pas réglé, l’enquête à très peu de chance d’avancer, puisque tous les hommes politiques convoqués par Tarek Bitar ne se présentent pas et déposent des recours contre lui pour le faire remplacer. « Le seul moyen d’extraire les ministres qui n’acceptent pas de venir est de recourir aux forces de l’ordre, mais ces derniers sont sous la main de Oueidate » explique Antoine Basbous.

Pour le chercheur Ziad Majed, la réponse est claire : « Tant que cette classe politique est au pouvoir et que la culture de l’impunité régnera, l’enquête n’aboutira pas et ne progressera pas de manière sérieuse ou crédible ».

Même constat de l’ONG Amnesty international, pour qui ce contexte ne permettra pas aux victimes d’obtenir justice. C’est pourquoi les familles et ONG, qui manifesteront à nouveau ce vendredi 4 août à Beyrouth, demandent une enquête internationale indépendante sous l’égide du Conseil des Droits de l’Homme des Nations unies. Une requête à laquelle se sont joints les eurodéputés, qui ont également demandé la « coopération des autorités avec le juge Bitar ». Pourquoi ces stocks de nitrate sont-ils restés sur le port malgré les risques ? Pourquoi y a-t-il eu des travaux à proximité ? Le régime syrien, soupçonné d’avoir acheminé le nitrate d’ammonium dans le port de Beyrouth, est-il impliqué ? Et dans ce cas, qui sont ses complices libanais ? Autant de zones d’ombre qu’une enquête internationale pourraient éclairer.

Par Maxence Daguier

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
twitter   |