12/11/2001 Texte

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L'existence de la TV Al-Jazira permet aux intellectuels arabes de sortir de la peur

Il faut compter avec le nouveau venu du paysage médiatique international, Al-Jazira, basé dans une minuscule monarchie du Golfe, le Qatar, un pays qui compte quelque 500.000 habitants, dont 100.000 autochtones. Cette chaîne de statut privé, qui a grandi et mûri en cinq ans, est financée par l'émirat à raison de 30 millions de dollars par an. Elle est dirigée par des journalistes compétents, formés par le service arabe de la BBC à Londres. Mais, aucun de ses journalistes vedettes n'est issu de l'émirat. Ses présentatrices, toutes compétentes, s'habillent à l'occidentale. Les débats contradictoires au sein de la rédaction peuvent être très animés. Très vite, cette chaîne a détonné dans un paysage médiatique arabe longtemps monopolisé par des médias financés par l'Arabie saoudite après le déclin, pour des raisons financières, de son principal concurrent sur la scène médiatique arabe, l'Irak de Saddam Hussein. L'Egypte ne s'est pas lancée dans cette compétition, se satisfaisant essentiellement de la gestion de son espace médiatique intérieur. L'intrusion d'Al-Jazira dans le paysage médiatique arabe a eu l'effet d'une bombe sur les opinions publiques habituées aux « vérités d'Etat » et à la langue de bois. L'effet immédiat était déstabilisateur. Les Arabes étaient contraints de rechercher l'information au-delà des frontières, et dans des langues qui n'étaient pas les leurs. Dès les premiers mois de diffusion, plusieurs Etats ont rappelé leur ambassadeur de Doha, tel le Maroc ou la Tunisie, en guise de protestation. D'autres Etats ont pris des mesures très sévères à l'encontre d'Al-Jazira, à commencer par le Koweït, la Jordanie, l'Algérie ou encore l'Egypte. L'Arabie saoudite est allée même jusqu'à interdire à ses ressortissants de travailler dans ce média aux allures subversives.

Pourtant, cette chaîne satellitaire a introduit une grande dose d'oxygène dans le paysage médiatique arabe. On y assiste à des débats en direct dans lesquels aucun sujet n'est tabou. Les échanges peuvent y être très vifs. Des chapelles se sont formées à l'intérieur de cette chaîne, représentant le paysage politique arabe. On y retrouve des islamistes, portant une fine barbe naissante, qui animent des rendez-vous hebdomadaires avec notamment l'ouléma Youssef al-Karadaoui, un Egyptien issu des Frères musulmans et qui manie à merveille la rhétorique et qu'on peut considérer comme le plus important des muftis qui se produisent dans les chaînes satellitaires arabes. Mais il y a aussi les nationalistes qui défendent les thèses proches du Baas syrien ou irakien...

Le succès de cette chaîne n'est pas né du néant. Au cours de sa courte histoire, elle a construit petit à petit son image et sa crédibilité, en usant d'un traitement de l'information qui peut parfois s'apparenter au voyeurisme sans pudeur, teinté parfois de démagogie pour coller, au plus près, aux attentes de l'opinion publique arabe. Certains intervenants font de la surenchère pour doper l'audience et exprimer à l'antenne des positions qu'ils ne développent pas en privé. Dès 1998, Al-Jazira s'était illustrée par une longue interview de Ben Laden, dans laquelle il exposait ses points de vue haineux. Elle avait été recueillie après sa fatwa de février 1998 dans laquelle il invitait tout musulman à tuer les Américains et les juifs, où qu'ils se trouvent dans le monde, après le double attentat contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salam et après les échecs de la réplique américaine contre l'Afghanistan et la destruction d'une usine pharmaceutique à Khartoum, au Soudan. Cette interview a été rediffusée à la mi-septembre 2001, illustrant la doctrine et le programme de Ben Laden à la lumière de l'apocalypse qui venait de frapper New York et Washington. Bénéficiant d'un monopole de la couverture de Bin Laden, Al-Jazira avait transmis aussi la cérémonie de mariage de son fils avec la fille de l'un de ses adjoints militaires, au printemps de cette année. La deuxième Intifada a redoublé l'audience et la crédibilité d'Al-Jazira. La chaîne dispose en Israël et dans les Territoires palestiniens de plusieurs journalistes compétents, dirigés par Walid al-Oumari qui font du direct plusieurs fois par jour. Elle se montre franchement pro-palestinienne mais a donné la parole aux Israéliens et réalisé des directs avec Barak, Peres et de nombreux commentateurs israéliens. Al-Jazira est capable de suspendre ses programmes pour diffuser des flashs ou transmettre une conférence importante qui se tient à Washington, à Paris, à Bagdad ou à Islamabad. Elle compte sur un réseau dense de correspondants à l'étranger, qui interviennent immédiatement pour commenter l'événement. Ce qui fait de cette chaîne d'information en continu la fierté des téléspectateurs et des journalistes arabes.

Al-Jazira a aussi fait ses preuves depuis le 11 septembre. Le traitement de l'information favorise évidemment le point de vue de l'opinion publique arabe et islamique, de même que le traitement de l'information par CNN reflète la perception américaine du monde. Al-Jazira joue le rôle d'une CNN arabe depuis Kaboul et Kandahar où sont postés deux journalistes qui connaissent le terrain et qui bénéficient de la confiance des talibans et de leur hôte Ben Laden. Elle a été rattrapée par une autre chaîne arabe, la télévision d'Abu Dhabi, aux Emirats arabes unis. Mais elle garde une bonne longueur d'avance, grâce à l'exclusivité que lui accorde Ben Laden pour la diffusion de ses messages.

Toutefois, l'information relative à Ben Laden a beaucoup évolué. Le 7 octobre, Al-Jazira a diffusé sans aucune précaution la cassette enregistrée que lui a confié Bin Laden. En revanche, le 3 novembre, le dernier message du chef d'Al-Qaïda n'a pas bénéficié du même traitement. La cassette a été visionnée, puis distillée par bribes au milieu des journaux de l'après- midi, trois jours après sa réception. La diffusion entière de la cassette n'a été réalisée qu'en présence de trois commentateurs au cours d'une émission spéciale, parmi lesquels figurait l'ambassadeur américain, Christopher Ross, qui manie une langue arabe châtiée et qui s'est exprimé en direct depuis Washington. Il a pu commenter cette cassette en lisant un communiqué présentant l'avis des Etats-Unis et a participé au débat qui a suivi sa diffusion. La couverture par Al-Jazira de la guerre en Afghanistan lui donne une exclusivité sur l'événement et assène une sérieuse correction à la suprématie américaine dans le domaine de l'information. Plus que jamais dans ce conflit, cette suprématie a été battue en brèche avec les images de désolation, de pauvreté du peuple afghan. L'image est devenue une arme qui se retourne contre l'Amérique puisqu'il s'agit d'exposer, sans retenue, des vies afghanes perdues par la famine, la pauvreté ou volées par les bombes. Dans l'inconscient des téléspectateurs d'Al-Jazira, l'Amérique se retrouve brutalement dans le rôle du responsable exclusif du drame que vivent les Afghans depuis plus de vingt ans.

Après avoir demandé à l'émir du Qatar de museler sa chaîne, Washington a adopté une autre stratégie: celle qui consiste à s'en servir. Ainsi, plusieurs dirigeants américains de haut rang ont accordé des interviews à Al-Jazira. Son bureau à Washington est le théâtre de débats réguliers auxquels les dirigeants américains participent systématiquement.

Un autre facteur est intervenu depuis le 11 septembre, c'est le réveil des dirigeants et des intellectuels arabes qui ont enfin perçu le danger que représente Ben Laden pour leur pérennité et pour l'islam en général, puisqu'il était en train de faire main basse sur l'opinion publique arabe et islamique, en se confondant avec le rôle du calife des musulmans qui dicte la « norme de l'islamité ». C'est pourquoi, plusieurs intellectuels de renommée, certains oulémas et surtout la machine médiatique saoudienne se sont mis en marche pour disputer à Ben Laden le monopole de l'information. A cet effet, le prince Turki al-Fayçal, l'homme qui a régné, pendant un quart de siècle et jusqu'à la fin août 2001, sur les services de renseignements saoudiens, est intervenu dans l'arène pour attaquer de façon très virulente aussi bien Ben Laden, que le mollah Omar et pour mettre en pièces leurs argumentaires et pour dénoncer leurs méthodes.
Le mérite d'Al-Jazira est d'avoir contraint le paysage médiatique arabe à se réveiller, à se moderniser, à sortir de sa frilosité maladive, à montrer plus d'audace et à s'engager dans une compétition, non seulement à l'intérieur de la sphère arabe, mais également à l'échelle de la planète. Les Arabes auront montré qu'il faut devoir compter avec eux, au moins dans un domaine et pour une crise donnés. Pour une fois, ils ont le sentiment de n'être plus de simples consommateurs mais aussi des acteurs dans ce « conflit » médiatique.

OBSERVATOIRE DES PAYS ARABES
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